Le sapeur Camember et la famille Fenouillard

Dans les années 1970, régnait à la bibliothèque du Lycée Hoche, celui qui avait la charge du silence et du calme dans ce lieu de consultation et d’étude. Nous l’avions surnommé « Molnik le Naphteu », sans doute parce que ce personnage évoquait pour nous la naphtaline des vieilles armoires de nos grands mères. Il était très facile de mettre Molnik en rage, puisqu’il suffisait de quelques bavardages dans son dos, ou des rires trop poussés, pour qu’immédiatement il se précipite vers l’endroit du bruit pour essayer d’attraper le coupable. Nous reprenions de suite une attitude studieuse, pour éviter l’expulsion de la bibliothèque, si un mince sourire subsistait sur nos visages.

Bref, ce gardien du temple ou ce « cerbère de la porte », tentait en fait de nous apprendre… un peu… ce qu’est le respect des autres et de ceux qui « veulent travailler ». Mais je reconnais qu’à l’époque, nous étions très dissipés. La richesse des ouvrages ne nous apparaissait pas aller au delà des rédactions que nous préparions et pourtant il y avait dans cette bibliothèque (je parle au passé car je n’y ai plus mis les pieds depuis quarante ans) de véritables trésors dont, aujourd’hui, je mesure la rareté.

Un jour, je remarque un vieux bouquin dont le titre m’attire : le « sapeur Camember », et à côté de lui « la famille Fenouillard » d’un certain Christophe ???? Derrière la reliure ancienne du XIXème siècle, je découvre ce qui semble être… Mais oui, une bande dessinée en noir et blanc. Quelle aubaine, pouvoir pendant trois heures faire croire que je suis penché sur un ouvrage de Montaigne, de Pascal, ou d’Hugo, alors qu’il s’agit des pérégrinations d’une famille de Saint Rémy sur Deûle à l’exposition de 1889, c’est inespéré. Malheureusement, une bande dessinée même de 1889 ou 1890, déclenche aussi les rires, et Molnik bien vite attiré par mes gloussements se dirige vers moi, d’un pas décisif, sauf que quand il aperçoit ce que je lis, il me dit :

 » Ces deux livres ne sont pas consultables, ils sont trop rares«  et il me retire les deux directement, pour les replacer en hauteur vers deux mètres cinquante, à l’aide de son échelle.

J’ai pesté contre cet affreux Molnik pendant une heure, car finalement ce n’était qu’une simple B.D. Et j’ai oublié.

Puis, dans les années 1990, j’ai commencé à collectionner les bandes dessinées anciennes de 1889 à 1950, avec notamment les premières éditions de Bécassine de 1913 à 1939, de Zig et Puce de 1926 à 1948, de Tintin en noir et blanc de 1929 à 1942 et autre Bicot de 1927 à 1936. Après quelques années de collection, j’ai réussi à réunir une grande quantité d’œuvres de ce huitième art. Un jour lors d’une vente aux enchères, j’entends :  » Exemplaire rare du premier album de Christophe, parue en 1889 dans le petit français illustré puis en 1893 en album ». Il s’agit de la plus ancienne bande dessinée du monde hormis les quelques dessins de Topfer parus en suisse en 1878.  » Mise à prix 5 000 FF « , et je comprends soudain que ce que Molnik défendait en 1975, était tout simplement des… trésors. J’ai réussi à une autre occasion à acheter (en 2006) un exemplaire du précieux volume de 1889.

Puis j’ai réfléchis : « Comment une bibliothèque de lycée comme Hoche pouvait-elle détenir deux « icones » de la bande dessinée mondiale ??? ». La réponse est simple : CHRISTOPHE était le pseudonyme de Georges COLOMB (1856 – 1945), ancien élève du lycée qui en dehors de ses activités faisait des dessins politiques dans la presse, surtout au moment de l’affaire Dreyfus.

Il créa le sapeur Camember et la famille Fenouillard, pour railler la bourgeoisie bien pensante et les milieux militaires français de la fin du 19ème siècle. Au début de son succès auprès des enfants de cette époque, il a offert à son vieux lycée, deux exemplaires, dédicacés de sa main, au proviseur Gazeau en 1895.

Des amis collectionneurs me disent souvent : avoir un exemplaire de la première BD du monde, c’est bien Philippe, mais l’avoir dédicacé par l’auteur c’est unique. Le lycée les a-t-il encore ??? Si oui, leur place est au musée du lycée, et pas à la bibliothèque. Je crains seulement qu’un collectionneur, moins scrupuleux ait échappé au… « bon Molnik ».
Je les ai eus en mains en 1975 sans savoir ce que c’était. Lui il savait.

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Illustration de cet article : 2 gravures de la famille Fenouillard à l’exposition de 1889 et du sapeur en 1895 (d’après mes originaux) . Dans cette première planche apparait la Tour Eiffel pour la première fois dans l’histoire de la BD.

Philippe Cubaud, ancien de Hoche (1973-1977)

 
 
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1 commentaire

  1. Merci pour ce très bel article. Peut-être que la bibliothèque conservait d’autres trésors ?
    Molnik officiait-il encore à la bibliothèque dans les années 80 ? Je n’ai pas souvenir d’un tel personnage.

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